EN BREF N°633 : Recherche française : des enjeux de pouvoir et une concurrence qui obèrent l’avenir
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Recherche française : des enjeux de pouvoir et une concurrence qui obèrent l’avenir
Le discours d’E. Macron du 7 décembre dernier « Réception pour l’avenir de la recherche française » rime plutôt avec « Déception pour l’avenir de la recherche française » ! Ainsi, le Président a donné le ton pour les 18 mois à venir : il s’agit d’accélérer les restructurations en cours depuis plus de 15 ans, avec 3 mots d’ordre : simplifier, renforcer l’autonomie des universités et transformer les organismes de recherche (ONR) en « agences de programme ».
De la simplification administrative à la simplification statutaire ?
Suite à la publication du rapport Gillet à l’automne 2023, la Ministre a choisi 17 sites universitaires pour « expérimenter » des procédures de simplification administrative dans la gestion des unités mixtes de recherche entre universités et organismes de recherche (UMR), mais aussi entre services administratifs de différents établissements, engendrant de fait des restructurations. Ces dernières se font dans la plus grande discrétion et sans qu’aucune instance statutaire légitime pour en étudier les impacts sur les conditions de travail ne soit consultée. Un seul mot d’ordre : répondre à l’injonction ministérielle, et peu importe l’impact sur la charge de travail des collègues ou la portée des choix qui seront proposés à l’issue de l’expérimentation.
Mais la simplification ne devrait pas s’arrêter là… Le président de la république, dans son discours, intervenait en ces termes : « faisons des vraies agences de financement [il parle des ONR] qui arrêtent de gérer directement les personnels, faisons des vraies universités autonomes avec des logiques de site. (…) Parce que la logique du statut, ne vous trompez pas, elle crée de la rigidité interdisciplinaire ». Cette déclaration ne préfigure ni plus ni moins qu’un transfert de l’ensemble du personnel des organismes de recherche vers des universités vassalisées, dotées de moyens très hétérogènes selon les régions.
Même si E. Macron a fait un lapsus entre agence de programme et agence de financement, A. Fuchs, président de l’université Paris Sciences et Lettres (PSL), ne s’y est pas trompé : dans une interview à la presse le 16 janvier, il déclare : « Nous atteignons la limite du modèle UMR, dans lequel l’argent public finance trois fois la recherche : via le ministère, les universités et les ONR. […] Le transfert de ressources des ONR vers les universités ne devrait pas être un sujet tabou ». Cela a le mérite d’être clair : tout l’argent et tout le personnel des organismes de recherche doivent être versés aux universités ! Et A. Fuchs poursuit en s’interrogeant sur la pertinence pour les organismes de recherche de rester des opérateurs de recherche et donc de faire de la recherche : « Il s’agit de trancher la question d’université cheffe de file pour les UMR tandis que les ONR seront des agences de programmes. […] Qu’est-ce que cela veut dire quand un organisme indique qu’il veut continuer à être “opérateur de recherche” ? Je ne le sais pas bien. […] Je ne suis pas favorable à une situation où un ONR serait à la fois une agence de programmes et un pilote de recherche. » Et dire que A. Fuchs a été PDG du CNRS de 2010 à 2017 !
Mais les attaques portent également sur le statut des fonctionnaires de l’enseignement supérieur et de la recherche. E. Macron s’exprime ainsi : « je n’ai pas dit qu’on allait réformer les statuts. Mais à la fin des fins, qu’est-ce qu’on veut ? […] Je suis incapable de dire au fond s’il faudrait 100 % de temps de recherche pour la même personne tout au long de sa vie, et c’est sans doute une stupidité absolue de notre système. […] Je vous invite très sincèrement, vous êtes beaucoup plus intelligents que moi, tous dans cette salle, à les changer vous-mêmes ». Et là encore, A. Fuchs indique que certains présidents d’Université sont prêts : « Le discours du président est un appel à l’ESR pour prendre les choses en main, et nous devons y répondre. Souvenez-vous de ce qu’il a dit sur les statuts : il nous invite à prendre la question en main. Udice [1] va faire des propositions sur la relation des ONR avec les universités. ».
Ainsi, sous couvert de simplification, la course à la prise de pouvoir par certains présidents d’université sur les organismes de recherche vient d’être lancée par E. Macron : ils ont 18 mois pour leur entreprise de liquidation ! Ce n’est pas l’avenir de la recherche et de l’enseignement supérieur qui les intéresse mais leur désir illimité de pouvoir !
Et les enjeux de pouvoir ne s’arrêteront pas avec la volonté d’engloutir les organismes de recherche : la compétition entre universités françaises sera exacerbée avec l’acte 2 de l’autonomie appelé de ses vœux par E. Macron. De son côté, le président de PSL ne pose qu’une seule limite à propos de l’évolution des universités : « sans aller jusqu’à la privatisation des universités ». Les bases de l’acte 2 des universités sont jetées. Ce sera open bar en termes de dérogation au code de l’éducation avec la sortie en Grand établissement des établissements publics expérimentaux, avec notamment la modulation de service pour les enseignant-es chercheur-es et l’affaiblissement des libertés académiques.
Et comme si cela ne suffisait pas, l’État, dans sa frénésie austéritaire, vient de prélever le 22 février 2024 904 Millions d’€ sur la mission recherche et enseignement supérieur (Mires), dont 383 millions d’€ sur le seul programme 172 des organismes de recherche. Bercy reprend ainsi 72 % de la pseudo-hausse du budget de l’ESR dont se félicitait la ministre de l’ESR cet automne, et ampute même le budget 2024 des organismes de recherche de 30 millions d’€ par rapport à celui de 2023, soit une baisse de budget de plus de 5% avec l’inflation, du jamais vu depuis 20 ans !
Les personnels des organismes de recherche et des universités que nos organisations représentent n’ont aucun intérêt à rentrer dans ces jeux de pouvoir. Leurs intérêts sont tout autre : contribuer à l’avancée des connaissances et à la transmission des savoirs.
Elles et ils veulent se consacrer à leur travail et pour cela il leur faut :
- des postes stables, donc de fonctionnaires, à tous les niveaux et dans toutes les fonctions, qui garantissent des collectifs de travail stable ;
- l’augmentation des salaires et du point d’indice ;
- des grilles de salaire et des évolutions de carrière qui ne donnent pas envie de fuir ;
- l’arrêt de l’hégémonie des appels à projet et la réintroduction de crédits récurrents ;
- des chercheurs et des chercheuses à plein temps et des enseignant-es chercheur-es qui peuvent tous et toutes concilier travail de recherche et enseignement ;
- des évaluations collégiales faites par des pairs majoritairement élu-es ;
- des instances de gouvernance réellement démocratiques ;
- des instances représentatives du personnel aux prérogatives renforcées qui soient enfin écoutées.
Il est temps de déconstruire les empilements de réformes, mises en place année après année, jamais évaluées mais imposées au nom d’une prétendue « excellence » de la recherche et de l’enseignement supérieur.
Combien de temps les agentes et agents de l’ESR vont-ils tenir, malmenés de la sorte, face à ces dé(re)structurations incessantes et à la perte de sens de leurs métiers ? Combien de temps vont-ils supporter les attaques frontales contre leur statut de fonctionnaire d’État ? Combien de temps vont-ils supporter les volontés démesurées de pouvoir de certaines présidences d’université ?
Transformer les ONR en agences de programmes, un bien pour le développement de la recherche publique ? Tout en prouvant ainsi l’échec fracassant de 20 ans de politique qui, avec la création de l’ANR en 2005, entendait priver les organismes de leur stratégie d’orientation, cette mesure mettrait en place une couche bureaucratique supplémentaire encore et toujours fondée sur une logique d’appels d’offres : c’est s’enferrer toujours plus dans un mode de fonctionnement qui exige, à efficacité comparable, un niveau de financement sans commune mesure avec celui que nous connaissons ; c’est aggraver encore une situation qui ne fait que mettre de la concurrence là où la coopération devrait prévaloir.
Les personnels sont les acteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur. Sans elles et sans eux, ces deux piliers de notre société n’existeraient pas. C’est à elles et eux de décider de leur organisation et de déterminer les conditions d’exercice de leurs activités.
Les « simplifications » de nos dirigeant.es n’apportent aucune solution aux entraves et à la bureaucratie qui étouffent les agentes et les agents. Leurs simplifications, c’est la promesse de vivre dans une jungle où la prédation sera le maître mot.
Non, messieurs et mesdames les dirigeant.es, vouloir toujours plus de pouvoir n’a jamais été une preuve d’excellence !
Les organisations syndicales signataires appellent les personnels de l’ESR et les étudiant·es à se mobiliser par tous les moyens, y compris la grève, le mardi 19 mars 2024, et à organiser des assemblées générales, ce jour-là notamment, pour envisager les suites à donner pour contrer les attaques contre l’ESR.
[1] Udice est une association d’universités de recherche françaises formée le 16 juin 2020 regroupant aujourd’hui dix grandes universités françaises de recherche, présidée par Michel Deneken, président de l’Université de Strasbourg